RAOUL, ou l’impossible défusion

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Mes premières rencontres avec Raoul se sont passées il y a environ quatre ans alors que je venais visiter la structure Hopla à Ernolsheim. Nous allions déjeuner à midi, autour de la table centrale avec les personnes en chantier d’insertion et les responsables / thérapeutes, en l’occurrence Mme Weith et Sandrine la psychologue.

D’emblée, Raoul est « sorti du lot » par son total manque de respect des règles du groupe. Il était resté debout à gesticuler alors que les autres attendaient le repas en silence (silence sûrement provoqué par notre visite à ma collègue et moi-même). Raoul voulait absolument faire passer l’idée qu’il avait en tête à ce moment précis, sans attendre. Je ne me souviens plus de quoi il était question, mais il me semble bien qu’il s’agissait d’un certain Justin, sûrement un collègue de travail. Donc Raoul m’avait marquée car il avait énormément de mal à s’exprimer, il était dysarthrique et semblait avoir de fréquents « barrages » dans le cours de ses pensées. Spontanément j’ai eu de ce jeune homme, l’image d’un déficient mental ou peut-être d’un psychotique. Quand j’ai interrogé la psychologue au sujet des difficultés de Raoul elle m’a répondu, très dérangée par mon impression, qu’il n’était « pas du tout comme je pensais », mais très intelligent, bien au dessus de la moyenne de ses autres compagnons de travail. J’ai été à mon tour, déstabilisée et dubitative, l’image que me renvoyait Raoul ne correspondait absolument pas à celle qu’Hopla avait de lui. C’est comme cela, que peu à peu j’ai commencé à m’intéresser au cas de Raoul. On m’a donné de plus amples détails sur ses difficultés dans la vie, qui l’ont amené en chantier d’insertion. J’ai appris qu’il avait un grand problème de dépendance aux anxiolytiques entre autres et que sa dysarthrie était un effet secondaire du mésusage de psychotropes. Par ailleurs, son aspect extérieur, négligé, son obésité et sa façon de parler la bouche pleine piquaient ma curiosité professionnelle. Raoul ne correspondait pas au « toxico » classique tel que j’ai pu en rencontrer dans ma profession d’infirmière jusque là.

Dès cette première rencontre, il avait déjà parlé de Justin, qui je l’apprendrai bientôt, était un cheval, en plus d’être un « compagnon de travail » ! Justin a énormément compté à un moment crucial de la vie de Raoul. L’insertion que je décrirai plus loin entre l’institution, la famille, la famille, le cheval, a été à l’origine d’un remaniement psychique extrêmement important, de l’ordre d’une révélation pourrait-on dire pour ce jeune homme.

J’ai revu Raoul plusieurs fois à Hopla puis je lui ai fait part de mon désir de relater son expérience de vie dans mon mémoire, ce qu’il a accepté.

Nos rencontres ultérieures se sont déroulées dans le centre d’aide aux toxicomanes où il est pris en charge. Nous avons eu une dizaine d’entretiens durant l’année 2006.

Dans l’histoire de Raphael nous pouvons trouver plusieurs éléments déterminants, Tendant à expliquer ses comportements. Il faut savoir que c’est d’une histoire familiale voire transgénérationnelle dont il est question à plus d’un titre.

Interaction familiale.

  • Dans la répétition des conduites ambivalentes (fusion – abandon)
  • Dans la répétition des conduites addictives
  • Dans le manque d’étayage interne

1) La mère

La mère de Raoul a vécu une jeunesse extrêmement déstabilisante entre un vide laissé par l’absence du père et un autre vide laissé par une mère de dix enfants, qui dilapidait une somme confortable, laissée au décès du père. Donc la mère partait le jour pour s’amuser en abandonnant les enfants, ce qui a cruellement marqué Me M. qui se rappellera toute sa vie le jour où les gendarmes sont venus l’arracher elle et sa fratrie à la seule personne qui leur servait de substitut maternel : une tante. La petite G. avait quatre ans mais affirme que ce souvenir la hantera toujours. Le sentiment de haine envers la mère s’est nourri amplement de tous les « ratés » dans la fonction maternelle.

Sur le plan intellectuel et éducatif ainsi que spirituel Me M. a été bien prise en charge (scolarité chez les sœurs de St Sauveur à Niederbronn). Mais il restera toujours cette blessure béante sur le plan affectif du manque d’amour maternel.

Ni les religieuses, ni la tante n’ont bien sûr pas pu remplacer les liens profonds qui unissent une mère et son enfant, liens qui comme nous le dit Winnicott [Winnicott D.W. : De la pédiatrie à la psychanalyse – PAYOT - 1983], sont sensés donner « un étayage interne suffisamment bon ».

Normalement, des soins satisfaisants, il découle l’édification chez l’enfant d’un sentiment de continuité d’être, base de la force du moi. Alors que chaque carence aboutit à une interruption de ce sentiment de continuité d’être, causée par les réactions aux conséquences de ces carences.

C’est ainsi que la mère de Raphael a été exposée non pas une fois à l’absence de la mère, mais a subi plusieurs sortes de traumatismes :

  • Ceux inconscients de la petite enfance, puis l’arrachement au substitut maternel qui a ravivé la blessure
  • Une autre fois à quatorze ans, quand la mère a voulu reprendre la jeune G. qui savait pertinemment grâce à son intelligence que cette mère était en partie intéressée par l’argent que gagnait sa fille. Le double lien d’amour et de haine a déjà germé dans la relation à l’autre.
  • Puis de nouveau à l’âge de vingt neuf ans, Me M. me raconte lors de notre entretien un autre épisode de sa vie où il est question de sa mère :
Un jour, j’ai eu une lettre du concubin de notre mère, expliquant que celle-ci voulait nous revoir (toute la fratrie) on a beaucoup hésité à y aller et finalement nous nous sommes retrouvés là-bas. Elle ne m’a même pas regardée ; elle est allée directement chez une de mes sœurs, qui lui ressemblait. Elle avait honte.

2) Le père.

Mr M., a lui aussi un vécu abandonnique du même acabit. « Il avait aussi des problèmes avec sa mère » me dit Me M. « il devait faire nettoyer ses habits de travail tout seul, sa mère refusait de le faire mais par contre prenait sa paie. » C’est Me M. qui trouve l’appartement pour le futur mari, qui l’amène à une certaine autonomie ! Le père s’il apparaît en retrait dans la dynamique familiale, dans ses interactions avec son fils, est cependant vécu par les autres comme un bon ouvrier (est resté pendant toute sa vie professionnelle à la fonderie K.), intelligent et malgré ses penchants pour la boisson, n’ayant jamais eu de problème au travail. Durant les premières années après la naissance de son fils, Mr M. a été relativement présent : on sent les prémisses d’un fonctionnement familial assez stable. « On allait parfois le dimanche se promener tous les trois » me raconte Me M. Raoul aimait beaucoup cela. Dans ce fonctionnement familial le père aurait pu jouer son rôle d’accession au symbolique. En effet, Me M. confirme que le papa de Raoul l’emmenait seul quelques fois en promenade en ville ou au château. Cependant cette tentative de structuration triangulaire s’est soldée par un échec sur le long terme. Dans la famille la parole ne circule pas. Certaines études psychanalytiques sur la dynamique familiale se vérifient :

pour accéder au symbolique, les deux parents doivent êtres acteurs et pas uniquement le père ; la structure du sujet s’organise de façon symbolique. Etre sujet n’est pas préexistant dans un individu humain mais se construit à partir des relations d’un individu dans son surgissement au monde par les effets de langage.

3) Raoul :

a) Son enfance

Raoul est né le 29/07/1981. Il est le premier enfant de Mr et Mme M. En fait il naît 11 ans après que sa mère ait déjà accouché d’un enfant mort né (une petite fille). Dès le départ Raoul a eu un lien fusionnel, exclusif avec sa mère. Il n’a par exemple jamais pu dormir seul, et avait souvent besoin de garder la lumière allumée.

Plus tard Raoul a été mis en nourrice, quand sa mère a dû travailler. Au moins quatre nourrices se sont succédées entre 3 et 9 ans. On peut percevoir chez ce jeune homme les prémisses d’un étayage psychique insuffisant, qui ne lui permet pas un développement affectif, émotionnel solide.

(cf. cours du Professeur Lesourd : Notions de structures psychiques et de structures psychopathologiques).

Ce qui peut expliquer les difficultés scolaires repérées dès le jeune âge de Raoul. Lui-même dit qu’il n’a pas de bons souvenirs de cette période, qu’il a toujours été un peu gros et plutôt solitaire.

Concernant la nourriture Raoul dit qu’il avait toujours envie de sucreries et qu’il a dû très tôt se débrouiller tout seul avec son alimentation.

On commence également à repérer des troubles du comportement et des conduites antisociales dont des petits larcins commis avec un groupe de jeunes, ainsi que des dégradations diverses comme mettre le feu à des bottes de foin. Des absences de plus en plus fréquentes au collège ont lieu à ce moment-là. Ces délits ont amené Raoul à un placement en foyer, assez loin de chez lui, de 13 à 16 ans.

C’est à cette même période qu’il subit les conséquences du divorce de ses parents (1993).

Il peut rentrer chez sa mère un week-end sur deux.

Puis rapidement, ses parents se remettent en ménage, Raoul pense que c’est pour qu’il puisse rentrer plus régulièrement. Il a un discours mitigé sur cette période en foyer :

  • D’une part il déclare que le coté positif de cette mesure a été de lui donner un cadre, ainsi que des amis…
  • D’autre part, il dit que ses premières consommations de produits (cannabis – alcool) se sont faites dans le foyer. Puis il goûte aux drogues plus dures comme le Subutex.
b) Son adolescence.

Son adolescence est marquée par la fin du placement en foyer et des frasques répétées sous l’influence des groupes qu’il fréquente à ce moment-là, et surtout d’un cousin plus âgé qui lui sert de modèle. On essaie de le scolariser à nouveau dans un lycée, mais Raoul ne tient qu’un trimestre.

Raoul a raté son BEPC, essentiellement pour des questions de comportement.

Le père est de plus en plus absent et n’a aucune influence sur son attitude.

Raoul a vécu pendant deux années chez une tante qui elle non plus n’a pas d’influence sur lui, et ne s’oppose pas à de nombreuses absences scolaires.

c) Ses expériences en chantier d’insertion et sa TAC :

La première apparition de Raoul à Hopla se fait en février 2000. Il n’y a pas encore de chantier d’insertion ; et c’est un désastre, à son arrivée il est obèse, pèse 130 Kg, souffre d’une inversion du rythme nycthéméral, donc s’endort plusieurs fois dans la journée.

Il ne reste qu’un seul jour puis disparait…

Jusqu’en 2002, on n’entend plus parler de Raoul. En avril un chantier d’insertion est mis en place avec douze personnes. C’est alors qu’un véritable travail de systémie prend forme en parallèle de la TAC. Tous les protagonistes de cette interaction familiale sont pris en charge pendant la thérapie de Raoul. On s’est appuyé sur des éléments positifs existants qui ont permis un travail important, non sans heurts ni effondrements occasionnels.

d) Eléments positifs existants.

Un bon niveau intellectuel dans toute la famille. Cf. : la mère a reçu une éducation et partage ses goûts pour la bonne littérature avec Raoul.

A l’occasion ils se lisent des répliques de pièces de théâtre, (Molière et autres). Raoul a été littéralement subjugué par Paulo Coello qui est devenu en quelque sorte son maître à penser. Il lit aussi Pascal et autres philosophes.

Le père était un ouvrier apprécié dans son travail. Il a lui aussi eu les bases d’une bonne éducation catholique, et en a gardé les principes moraux et éthiques, et il a pu ainsi que la mère transmettre ces valeurs à Raoul. Cette bonne structure de base a permis un travail considérable de remaniement, et de valorisation de chacun.

Raoul a une émergence de désir de séparation mais est pris littéralement dans les filets de l’amour maternel, et dans l’ambivalence de son attachement aux parents, ce qui l’empêche d’être autonome. Même s’il a la possibilité intellectuelle de concevoir une chose, il est dans l’impossibilité affective de la réaliser. On rejoint ici les théories de B. Cyrulnik.

L’attachement pose problème à Raoul, mais c’est encore une fois de l’ordre du transgénérationnel. Il s’agit de mettre en place des stratégies thérapeutiques afin de rendre cet « attachement » plus élastique.

e) L’expérience scolaire à Verdun

Raoul a été accepté pour faire l’école de Palefrenier-Soigneur à Verdun. La psychologue a été son maître d’apprentissage pendant deux ans ; il faut rajouter que Raoul a bénéficié, à sa demande d’une remise à niveau scolaire par le personnel de Hopla.

L’école s’est bien passée globalement Raoul a eu son CAP mais on remarque une grande différence entre ses connaissances théoriques et ses connaissances pratiques. C’est pourquoi l’école de Verdun au lieu de le garder dans le cadre d’une formation professionnelle a préféré l’orienter à Château-Salins, vers une école plus théorique, ce qui correspond mieux à Raoul, pour y préparer un BEP dans « l’élevage des chevaux et autres ».

En fait Raoul interprète les choses comme une volonté de se débarrasser de lui, car il se faisait à l’époque des injections de produit de substitution. Mais surtout il s’avère qu’il lui était extrêmement difficile de quitter sa mère le dimanche soir, et qu’elle cautionnait souvent ses absences.

f) L’expérience scolaire de Château-Salins :

D’emblée il y a eu plus de problèmes, car on ne peut pas le prendre en internat ; par ailleurs, il se retrouve isolé, au milieu de jeunes adolescents de seize ans. Donc rapidement il s’isole de plus en plus, perdu dans un hôtel à Château-Salins, et le soir se retrouve souvent dans un bar, et les conditions pour réussir un BEP sont mauvaises pour lui, malgré les efforts de Hopla qui n’a pas arrêté de le suivre tout ce temps, à essayer de trouver un travailleur social qui soit proche, et différentes adresses pour les démarches… Mais Raoul seul n’est pas capable de gérer cette pagaille, encore une fois on s’aperçoit qu’il n’est pas assez étayé pour vivre en adulte. Il n’a donc pas bénéficié des aides possibles. Quand tout a été mis en place, Raoul a quitté Château-Salins en pleine année scolaire. Raoul a fait d’autres stages, avec des chiens en l’occurrence. Il parle d’un cheval, repéré au milieu de ces chiens ; comme si les animaux étaient pour lui un fil conducteur.

En effet, on voit bien qu’il n’a pas la possibilité de nouer des relations avec le genre humain. Ses rapports aux animaux sont importants pour lui à plusieurs niveaux, ils se débrouillent sans lui, et plutôt bien ! Ils acceptent ses effusions occasionnelles, la relation se passe comme entre un enfant et son chat (Raoul a d’ailleurs des chats et un chien à la maison). Il dit de ces animaux qu’ils sont les seuls à être honnêtes, à savoir aimer et à savoir pardonner… A lui bien évidemment !

g) La rencontre Raoul - Justin

L’histoire de Justin

Il est arrivé à Hopla à l’âge de deux ans, sauvé de la boucherie par une personne sensible à ce cheval, laissé seul dans un pré par son propriétaire car il ne correspondait pas au cheval de ses rêves, qui aurait dû avoir une crinière blanche…

Donc Justin a été racheté et donné en cadeau à Hopla, il n’est pas castré, et est très marqué pas son passé. Séparé trop tôt de sa mère il a souvent des ulcères et des problèmes relationnels avec ses congénères. Il a été « considéré » comme un poulain par les chevaux déjà en place. Justin est cependant assez grand, de robe baie et est classé poney par les haras où se trouve son père.

Quand Raoul rencontre Justin, il y a d’emblée une attirance envers ce cheval, qui n’a été choisi par personne au sein du chantier d’insertion.

Au début Raoul a peur de Justin, mais la psychologue l’aide à surmonter cette peur, elle prend une place importante, dans une première relation transférentielle qui va bientôt former les bases d’un triangle thérapeutique entre Raoul, S. et Justin. En automne 2002 Justin a fait une première colique et il en a été très malade. Raoul l’a transmis aux intervenants, mais par un phénomène qu’on expliquera par la suite aucun des participants du chantier d’insertion n’ira sur place et demander comment aider Justin ! Raoul y compris…

La souffrance de Justin ne s’arrête pas là, car il a été victime peu après d’une injection ratée d’un produit anti-inflammatoire qui s’est répandu sous la peau et qui lui a nécrosé tout le poitrail. Il s’en est sorti de justesse. Raoul a été pris dans « l’équipe de soins » après beaucoup d’insistance revenant à la charge plusieurs fois, et réajustant son comportement afin de se rendre acceptable !

Quand Justin est pris de coliques une deuxième fois, Raoul va prendre le relais la nuit pour le veiller. C’est cet épisode entre tous qui a été un révélateur de la capacité de Raoul à se détacher symboliquement de sa mère.

Nous savons déjà que Raoul n’a pratiquement jamais dormi seul, et jamais sans lumière ; dons la perspective de rester tout seul dans le hangar, avec la responsabilité de veiller Justin convalescent a dû être extrêmement stressante pour tout le monde ! Il arrive enfin avec armes et bagages, et des livres. Le seul lien avec les thérapeutes est le téléphone dont il va user et abuser jusqu’à ce qu’il soit décidé que ce serait la responsable qui l’appellerait régulièrement. C’est ainsi que s’est passé une nuit où Raoul a pu développer un sentiment de sollicitude à l’égard de Justin, en passant de sa propre sauvegarde à celle du cheval. Il prouve qu’il arrive à se décentrer de lui-même, de passer d’un narcissisme exacerbé à une attitude empathique et c’est la première fois.

Tout ce processus a pu se réaliser grâce à l’étayage fourni par le téléphone représentant un cordon ombilical symbolique. C’est un moment-clé où l’on sent les prémisses d’une seule capacité à aller au-delà de ce qu’il a toujours montré, en l’occurrence la capacité à rester seul.

En effet, dans les mois qui ont suivi, Raoul n’a plus autant de troubles du comportement, il se montre plus posé à travers cette dynamique qui s’est instaurée et consolidée.

Analyse de la situation.

On sait que pour les raisons évoquées plus haut (bonne éducation de la mère, niveau intellectuel satisfaisant, valeurs morales, éthiques existantes chez les deux parents), Raoul aurait pu grandir dans une ambiance familiale qui « aurait pu » aboutir à en faire un sujet à part entière.

De fait, dans les exemples rapportés par la mère nous voyons de multiples tentatives de séparation comme le jour de ses quatre ans quand Raoul part seul dans un magasin de jouets loin du domicile, alors qu’il devait simplement aller chez une voisine. A son retour, c’est la mère qui le punit dans une totale ambivalence, alors que le père n’intervient pas. On assiste très tôt déjà à une faillite du père en tant que représentant de la loi.

On peut aussi se poser la question de l’attitude égocentrique de Raoul qui commence à se faire sentir. Préoccupé uniquement de son bien-être, de sa satisfaction immédiate ? Nous rejoignons Winnicott [Winnicott D.W. De la pédiatrie à la psychanalyse. PAYOT - 1983] qu’il parle des attitudes antisociales de l’enfant…

Un autre exemple de conduite ambigüe autant de la mère que de Raoul est la fois où il lui achète un médaillon représentant les amoureux de Penney. Mme M. est très fière de cette marque d’amour et m’en a fait part lors de nos entretiens.

Dans les frasques qui suivent on peut cerner deux attitudes différentes : d’une part une autre tentative de se séparer du milieu familial et surtout de la mère, mais sans qu’il puisse s’identifier de manière saine à un groupe comme tout adolescent.

Et d’autre part : une prise de produits parallèle à ces petits délits pourrait être une tentative inconsciente de colmater un vide, d’apaiser des angoisses, des sentiments de frustrations ?

On sait que les rapports avec son père sont devenus quasi inexistants. Cet aspect est relevé par les propos très durs de Raoul, et de sa mère envers ce père absent. Son fils dit de lui qu’il est alcoolique et qu’il a dû à plusieurs reprises se mettre entre ses parents lors de scènes de ménage assez violentes.

On peut cerner autre chose de plus complexe : c’est l’utilisation de Raoul comme bouclier par une mère qui refuse les assauts sexuels d’un époux pris de boisson et ceci assez régulièrement. Cette situation complique le destin du triangle familial tel qu’il devrait se jouer. Le père est successivement vécu comme agresseur, puis lâche (il a peur de Raoul quand celui-ci fait des crises de colère). Il y a une répétition des situations d’échecs jusqu’à ce que Raoul intègre le chantier d’insertion.

C’est là qu’on peut dénouer peu à peu l’écheveau, voir que chacun pourra enfin changer sa façon d’être au monde, même si elle est temporaire, grâce au travail mis en place.

La mère

Elle peut faire un transfert positif surMW, une des psychoopogues de Hopla, autorisant la prise en charge de Raoul sans qu’il y ait effondrement dépressif.

Le père

A pu être revalorisé par le directeur de l’ANPE locale, bénévole chez Hopla et ainsi remonter dans l’estime de son fils, clarifiant par là cette situation ambiguë dans laquelle il se trouvait :

  • Estimé dans son travail.
  • Mais dévalorisé comme alcoolique.

Raoul

Un gros travail de défusion a été entamé à plusieurs niveaux.

  • Par l’identification au cheval Justin connu (lui aussi) comme antisocial, difficile, solitaire !

Cette identification a pu se faire avec le cheval grâce à la sollicitude de Raoul envers Justin et son éducation, nous l’avons déjà précisé.

Cette partie de la thérapie à bien fonctionné, même si parfois malgré le désir très vivace de venir au chantier, Raoul s’est plusieurs fois évanoui sur le pas de la porte, n’arrivait physiquement, psychologiquement et affectivement pas à quitter le giron maternel, une prison affective. On peut effectivement se questionner sur cet attachement affectif énorme, même si par ailleurs le besoin de sortir de la bulle fusionnelle est présent. Comme le dit B. Cyrulnik dan son livre « de chair et d’âme » : « toute séparation est vécue comme une menace de perte ». Raoul a pu bénéficier de plusieurs points d’ancrage durant sa thérapie.

La possibilité se sortir de son égocentrisme.
  • a) Par la vie de groupe imposée à Hopla.
  • b) Par le transfert sur la psychologue qui s’est installé peu à peu. Il déclare d’ailleurs dès le deuxième entretien : « S. m’a beaucoup aidé… je suis tombé amoureux d’elle, c’est la première fois qu’une fille me faisait du bien… ne me traitait pas de raté. Un autre gars de Hopla est aussi tombé amoureux d’elle… j’ai découvert tout seul que ça s’appelait le transfert ».
  • c) Par le transfert sur M. qui a joué le rôle de substitut maternel, parfois mais plus souvent paternel ; rassurant car cadrant, donnant des points de repère à tous niveaux, social, éducatif, thérapeutique.
La rencontre avec Justin.

C’est un élément phare dans la vie de Raoul. Raoul raconte que Justin était comme lui : « impoli, solitaire, mal éduqué… » On sait qu’un lien très particulier a commencé à se tisser entre les deux.

  • Au niveau émotionnel, Raoul éprouvant pour la première fois le décentrement de soi, l’empathie : « c’est le premier cheval que je touchais ».
  • Au niveau corporel : ce lien a pu amener Raoul à se préoccuper d’avantage de son image et à ne plus être seulement ce jeune homme présentant une dichotomie très poussée :
    • Un corps de gros bébé joufflu, gavé par la mère.
    • Un intellect assoiffé de connaissance durant sa thérapie à Hopla.
    • Il a ainsi perdu 25 Kg.

Mais c’est surtout dans l’accompagnement de Justin la nuit où il a été très malade qu’on peut comprendre que Raoul commence à travailler inconsciemment sur le défusion. Cette tentative de rendre toute sorte de lien plus élastique, de sortir Raoul de ce collage affectif qu’il a toujours connu, s’est concrétisée surtout cette nuit où Raoul a été volontaire pour rester tout seul dans la grange à veiller ce cheval malade. Il a fait preuve à mon avis d’un extraordinaire courage. La préparation de cette nuit de veille a été difficile et longue, ressemblant à une mobilisation générale. L’équipe de Hopla à beaucoup fait pour rendre la mission relativement contenante quand même : bonne installation, couvertures etc.… Mais surtout contacts téléphoniques entre M. et Raoul ; cordon ombilical symbolique indispensable. Je crois que c’est la première fois de sa vie que Raoul a fait l’expérience (réussie) d’un détachement physique ; dans le réel et dans le symbolique !

C’est la première fois que Raoul peut en fait vivre son imaginaire jusqu’à le traduire en actes réels. Il se trouve en quelques sortes au sommet de la montagne quand tout son parcours chez Hopla ressemble à une série de montagnes russes ! Mais en pente ascendante.

Raoul explique en entretien : « je ne l’ai pas appelée, c’est elle. Je me souviens de tout même du livre que j’ai emmené. Pour moi c’était une victoire de passer une nuit sans paniquer ; j’en suis fier ».

Au niveau de son identité :

Raoul cherche sa place. Il veut être Gitan (sa mère est d’origine gitane…) et bien sûr les gitans ont des chevaux. Le cheval est ici un médiateur extrêmement important pour Raoul et le reste, puisqu’il permet de nommer, permet de devenir Sujet à part entière. En effet quand on voit Raoul faire de la voltige et se surpasser dans les exercices assez dangereux sur le cheval, il s’écrie : « si mon père me voyait !... »

Là on perçoit que même après toutes les désillusions, et désillusion sur les origines du père qui est vannier non gitan, Raoul cherche encore et toujours à placer son père dans son rôle.

Même si le père réel n’a pas suivi le mouvement alors même que la mère avait fait des efforts et avait vu son fils en activité plus d’une fois.

Nous comprenons bien, au fil de l’histoire de Raoul, que tout tourne autour d’une difficulté insurmontable (s’il n’y a pas d’aide, d’étayage continuel) à lier sa conception de la vie à sa pratique de la vie. Cette difficulté se retrouve dans beaucoup de situations. Comme durant ses études, où il s’est montré performant dans certaines connaissances théoriques, mais plutôt démuni, voire incapable en pratique…

Il a une conception de vie dans laquelle interviennent des référents occasionnels, tous des hommes d’église. Il a mis la religion, la spiritualité à une place importante. Raoul se dit chrétien sans qu’il appartienne à l’une ou l’autre église. On sent bien que la spiritualité tient lieu de béquille, d’étayage psychique.

Par contre, en ce qui concerne sa pratique de la vie, nous avons repéré que Raoul est resté au stade affectif de narcissisme primaire, et il se retrouve très seul, puisqu’il ne peut vivre une relation autrement qu’en parasite, comme il l’est resté dans le ventre maternel. Cette solitude affective lui pèse, et il devient la victime de toute personne qui s’intéresse à lui. Nous en avons eu des exemples quand Raoul était en foyer, et même plus tard, où les chefs de bande et autres petits malfrats entretiennent soigneusement une relation de dépendance avec lui. Il s’en rend compte bien-sûr, et aimerait s’attacher à des personnes représentant d’avantage son idéal de vie, mais la relation ne dure jamais très longtemps, puisque Raoul se met d’emblée en porte-à-faux et recherche inconsciemment à être « collé » non autonome…

C’est à Hopla qu’il a pu s’épanouir autrement, pour la première fois de sa vie. On lui a offert là-bas un espace transitionnel où vivre sa dépendance de manière plus « détendue » et plus souple : par l’attachement aux animaux et aussi par le collage à tous les « acteurs » qui pouvaient s’autoriser à se partager Raoul. Le travail de défusion d’avec la mère et d’avec les produits a été à ce prix-là. Mais ce collage affectif lui a été signifié. L’équipe a aussi marqué une distance thérapeutique très délicate, car ne devant pas devenir un rejet…

Chez Hopla l’objectif principal a été de permettre une plus grande autonomie, on l’a bien compris… Cela s’est fait en partie : Raoul a fini par ne plus s’évanouir chez sa mère avant de venir ; il a diminué sa consommation de produits et est arrivé à passer du Subutex en injection à la méthadone.

Nous avons vu que les deux années passées à Verdun ont été positives, cela a pu se faire parce que les encadrants sont restés en relation étroite avec Hopla. Raoul le savait et dans son imaginaire Verdun était en quelque sorte une continuité de Hopla. Le réseau était solide, et représentait un véritable filet de secours !

Et bien-sûr Justin était au centre de ce réseau. Nous avons déjà vu à quel point le cheval en question, a pu avoir un effet sur Raoul : Justin mis au ban de son groupe, essayant toujours, encore, malhabilement de se trouver un copain, tout comme Raoul.

Justin encore fougueux, dit dangereux, image que Raoul (gros bébé) veut donner de lui-même ! A défaut de se retrouver dans une lignée humaine qui ne le satisfait qui le « nomme », Raoul se retrouve dans la lignée de Justin, qui est descendant d’un père arabe. Et bien entendu Raoul a une passion pour les chevaux arabes…

La fin de son parcours à Hopla, commence avec l’épisode scolaire de Château-Salins où Raoul est devant, dans une spirale devenant vertigineuse pour lui.

Renforcé par cette confiance, cette valorisation nouvelle pour lui, il perd du poids, devient propre, maitrisé en un mot sociable.

L’examen d’entrée pour cette école est préparé soigneusement réussi, mais on l’a vu, la situation s’avère catastrophique sur place. Bien sûr il n’y avait plus l’étayage, le filet de secours qu’il avait eu à Verdun !

Alors, son retour à Hopla n’a pas été possible pour plusieurs raisons : administratives, mais aussi à cause des difficultés propres au chantier d’insertion, et il avait été décidé que cette fois-ci Raoul devait s’en sortir avec ses acquis.

Il a donc intégré un centre « méthadone », n’a pas été laissé complètement sans soutien. Il semble qu’actuellement il y est toujours en thérapie, Raoul à tissé des liens avec toutes sortes de travailleurs sociaux (assistante sociale, psychologue, psychiatre etc.…) rattachés ou non à la structure. Il s’en sort relativement bien, en mettant tout le monde à contribution.

Dernières informations

Raoul et sa famille ont été expulsés de leur appartement (suite à de multiples et anciens conflits avec le propriétaire.) Raoul et sa mère ont été recueillis par une communauté religieuse qui leur permet de se poser en attendant que les choses s’arrangent. Le père, lui, n’est plus avec eux, il a été accueilli chez son frère.

On remarque, une fois encore la même situation mère-fils, maman et bébé, dans un conglomérat in dissocié, qui trouve toujours un réseau de bonnes âmes pour s’occuper d’eux, (ce qui est déjà le cas chez Raoul). La question serait de mettre tous les réseaux en relation afin d’apporter une réflexion pluridisciplinaire, en évitant de tomber comme c’est le cas, dans le cercle vicieux de la demande d’aide tellement pesante qu’elle en devient difficile à satisfaire, et il faut le dire, les différents intervenants s’usant dans des situations inextricables.

Par ailleurs une fois encore, le père est évincé de la dyade. Mais comment interrompre un mécanisme aussi répétitif et aussi fermé ? Il me semble en revoyant tous les évènements manquants dans la vie de Raoul, que seulement deux éléments ont pu opérer une distanciation d’avec la mère : c’est l’investissement affectif de Raoul dans le cheval, et en parallèle la prise en charge de la mère par M.W.

Il y a par contre du positif qui ressort de cette situation actuelle : Raoul m’a semblé plus vif, au téléphone et cohérent dans son discours.

Il dit avoir arrêté les anxiolytiques, et il continue sa psychothérapie au centre d’aide aux toxicomanes. Cela est réellement positif. Il est en outre très concerné par le sort de ses animaux qui n’ont pu être recueillis dans la structure. Il est près à se démener pour eux, sa sollicitude, on l’aura compris est un grand moteur. Reste à savoir si Raoul est capable de la même détermination pour ce qui le concerne, lui ?

Il serait judicieux qu’il travaille, maintenant qu’il a un métier ; ce qui permettrait une séparation d’avec sa mère et son entourage d’autres adultes, ayant des exigences, en un mot un ancrage dans la réalité.